Les yeux ne sont pas les fenêtres de l’âme : je ne suis pas dysfonctionnelle, je suis asexuelle
Article original par Tara Wills ; traduit par LAbare / Florïan Lorenzetta
Thèmes : asexualité, rencontres amoureuses, hétéronormativité, handicap, suicide.
J’ai fait mon coming out asexuel de manière très informelle, ce qui était le meilleur moyen de le faire. Pas de lettre, pas de long message de confession sur Facebook, pas de tête-à-tête avec mes proches ou mes amis commençant par « il faut que je vous parle ». Je me suis tout simplement mise à le dire lorsque je flirtais, lorsque la situation s’y prêtait. Aujourd’hui, je suis ouvertement et fièrement asexuelle ; je me pose encore des questions sur mon attirance romantique, pour le moment je pense être hétéroromantique, mais pourtant je n’ai pas l’impression d’aller jusqu’à ce stade avec les personnes que j’ai rencontrées, est-ce que je suis également aromantique ? L’avenir me dira si je suis hétéro-, demi-, ou gris-romantique, mais mon identité d’asexuelle répugnée par le sexe était là bien avant que je ne découvre qu’il existe toute une communauté asexuelle.
Je pense que j’ai besoin de raconter cette histoire parce que le soulagement et le sentiment de libération que la communauté m’a donnés étaient inattendus, j’avais abandonné tout espoir en cette humanité validiste et hyper-sexualisée, j’ai eu des pensées suicidaires toute ma vie et fait deux tentatives, puis j’ai retrouvé cette fierté assumée que j’avais perdue enfant. Je suis libérée de cette « confusion acquise » héritée des personnes hétérosexuelles et complètement valides. Comment est-ce arrivé ?
Je suis née avec un handicap visuel congénital, ma mère est tombée malade pendant sa grossesse et cela s’est répercuté sur mes yeux. Ce n’est pas génétique, ce n’est pas dégénératif, ça a seulement affecté mes yeux avant que je ne sorte de l’utérus. J’ai appris à lire très tôt pour mon âge, grâce à l’entêtement de ma mère qui voulait que j’apprenne à lire avant les autres afin de pouvoir survivre dans une école normale plutôt que d’être envoyée dans l’établissement spécialisé du coin, dans lequel on entassait pêle-mêle des enfants avec toutes sortes de handicaps sans vraiment les aider à développer leurs connaissances. Ça a été la première épreuve que j’ai surmontée. J’étais fascinée par les livres, et alors que je remarquais les autres se faire des amourettes en cour de récré, j’étais bien plus intéressée par les livres pour enfants sur l’astronomie et les dinosaures. Ici, ça commence assez tôt, les enfants ont des chéries’ et s’embrassent dès l’âge de six ou sept ans. Un souvenir en particulier fut la première preuve de mon asexualité : je me souviens avoir dû me débarrasser d’un garçon qui me pourchassait pour m’embrasser, et j’ai crié haut et fort à quel point je le trouvais dégoûtant. « Tu crois qu’on a quel âge, trente ans ?! On est en primaire, on n’a même pas encore nos hormones et tu veux embrasser tout le monde ? C’est dégueu ! »
Les profs ont commencé à paniquer, les autres enfants ont commencé à paniquer, et à l’époque je n’éprouvais aucune honte, je me disais : « iels jouent comme dans un feuilleton, c’est ridicule et dégoûtant ». Dites-vous bien qu’une FILLE de six ou sept ans qui sait ce que sont les hormones avant d’être pubère, dans ce pays, ça fait le même effet que d’entrer en contact avec un extra-terrestre qui débarque en touriste sur notre planète. Cette attitude excentrique de petite fille qui déclare : « Je préfère lire des livres, ou plutôt essayer de les lire avec ma loupe, que de faire des bisous » m’a valu du harcèlement quotidien tout au long de ma scolarité. Je n’entrerai pas dans les détails, j’ai déjà assez parlé de ce pays validiste, hyper-sexualisé et violent, qui est à ma connaissance la société la plus sexualisante de notre époque.
Avance rapide ; je déménage en Hongrie. Toujours vierge, pas intéressée par quoi que ce soit avec qui que ce soit, et ignorant les blagues nulles de ma mère biologique sur le fait que je ne lui ramènerai pas « un petit Hongrois » avant la fin de mes études universitaires (encore une fois, berk).
Une année s’est écoulée, sans rien. Je me sentais plus chez moi dans ce nouveau pays que dans tout autre endroit où j’avais vécu. Certains hommes me trouvaient attirante, pour de mauvaises raisons (oh, comme elle est exotique !), mais à mes yeux ils ressemblaient à n’importe quel autre homme. C’est le prix à payer quand on est biraciale, on est vue par tout le monde comme un trophée, mais pour moi les gens restent juste des gens. Pendant un certain temps, je pensais que c’était ça la cause de mon dégoût. Non. Je ne trouvais toujours pas une seule personne attirante. Je trouvais une belle apparence à certaines, oui, mais je n’ai jamais voulu plus.
Le temps passait et je me suis fait quelques amies’ proches en ville, souvent plus âgées’ que moi, et hétéros. Iels essaient de m’aider, iels se disent « elle n’a pas encore trouvé la bonne personne », sans savoir que je ne pouvais pas flirter comme Roméo et Juliette depuis le trottoir d’en face avec n’importe quel passant « bel homme ». Pendant des années, je pensais qu’iels avaient raison, et j’ai continué de me dire hétérosexuelle tout en pleurant devant le clip vidéo White flag de Dido, en me disant que « j’ai peut-être déjà croisé mon âme sœur mille fois sans la reconnaître ». Maintenant que je me relis, je ris de tout ce temps où j’ai cru en cette confusion acquise. Un jour, lors d’une conversation banale, une amie m’a suggéré d’essayer les applications de rencontre. J’ai pris cette suggestion comme une tentative bienveillante de m’aider à tisser des liens avec quelqu’un. Donc j’ai essayé. J’ai créé quelques profils sur des sites de rencontre, pas sur Tinder évidemment, comment suis-je censée utiliser une application qui ne repose que sur le visuel ? J’ai choisi ceux sur lesquels on peut mettre une description de soi, et j’ai pris le temps de travailler la mienne, avec toute l’honnêteté qui m’est propre, mis à part que je me suis décrite comme hétérosexuelle, parce que je ne savais pas que les blagues que je faisais sur ma possible asexualité avaient en fait bien plus qu’un fond de vérité. J’ai rencontré plusieurs hommes en ligne. Les « salut » habituels, les touristes qui ne cherchaient qu’un coup d’un soir sans conséquence, les conversations qui commençaient par « mais comment tu fais pour lire si t’es aveugle ? », celles qui commençaient par « hé t’es sexy »… patience, me suis-je dit.
Et puis un jour, un étudiant en ingénierie a entamé la conversation avec un message un peu moins laconique. Je me suis dit, bon, il a l’air honnête, je vais répondre. On s’est échangé des messages, puis on a convenu d’un premier rendez-vous. L’amie qui m’avait suggéré de m’inscrire sur ces sites de rencontre et son mari m’ont accompagnée, pour que je sois en sécurité au cas où. Ça ne s’est pas trop mal passé, je pense, mais c’était plutôt lui qui faisait preuve « d’amour ». Il voulait beaucoup de contact physique, tout le temps, partout, en public. Je trouvais toujours cela dégoûtant, et mon instinct me donnait des maux de crâne comme signaux d’alerte du ridicule de cette situation dans laquelle je persistais. Il va sans dire qu’il commençait déjà à être un peu obsessif et possessif, ce que j’ai clairement remarqué après un petit voyage à Helsinki, et j’ai décidé de rompre avant que ça ne devienne n’importe quoi.
J’ai laissé mon profil sur les sites de rencontre quelques semaines de plus, mais je ne recevais que les mêmes « salut », « t’es sexy », « comment tu fais pour lire ? ». J’ai arrêté.
Après presque un an de péripéties relationnelles, j’ai découvert AVEN grâce à des activistes asexuelles’ sur YouTube et à une amie lesbienne qui avait partagé sur les réseaux sociaux un message parlant de l’asexualité.
Ce n’est pas à cause de ma vision pourrie, pas parce que je suis biraciale, pas parce que je n’ai pas encore trouvé la bonne personne ; j’ai une idée très claire et précise du partenaire que je recherche, et ce n’est pas le stéréotype que veulent la plupart des hétérosexuelles. J’ai l’impression de déjà le connaître, avec ses forces et ses faiblesses, je suis une autrice qui ne s’assume pas… c’est un peu comme si j’avais construit un personnage que j’adorerais rencontrer dans le monde réel avec tout ce qu’il a de bon et de mauvais, et je n’aurais toujours pas la moindre envie de coucher avec lui. En parlant d’attirance pour des célébrités, je n’ai jamais compris ce truc-là, et j’ai essayé moi-même, avec ma vision pourrie, de voir si je pouvais avoir de l’attirance pour un acteur, un athlète, un musicien, ce genre de personnes. Et en fait, tous ces tas de muscles et de retouches m’effraient complètement. Je me suis dit que mon « personnage de fiction » ne ressemblait pas du tout à ça et n’était probablement pas humain.
Une fois que je me suis intégrée aux communautés asexuelles en ligne, j’ai vu la lumière (oui, j’assume cette blague), j’ai constaté les différences immesurables dans le style des messages par rapport aux sites de rencontre, et j’ai même rencontré quelques personnes avec des centres d’intérêt communs. La glace a commencé à fondre. Je ne suis pas dysfonctionnelle, mes yeux peut-être mais pas le reste. Je ne suis pas moche, je ne suis pas non plus un trophée. Je ne suis pas difficile, je prends soin de moi en toute conscience de la vulnérabilité de ma situation, c’est ce qu’il y a de plus sage à faire et ça fait beaucoup de bien de savoir ce qu’on veut. Je porte toutes mes étiquettes « non-souhaitées » et je suis une excentrique professionnelle.
J’assume une fois de plus qui je suis, j’ai retrouvé ce que j’avais perdu, et je suis avec fierté une femme biraciale, malvoyante, asexuelle répugnée par le sexe, sans enfant par choix, non-religieuse, et citoyenne du monde. Si moi j’ai pu survivre, je sais qu’on le peut toustes. Nous existons et nous sommes des êtres humains.
Ceci est ma tentative de rendre à la communauté qui m’a sauvée de mon propre carcan de glace, dans lequel une société trop normative et conservatrice m’avait gentiment enfermée.
J’espère que ce texte aidera quiconque le lira, ne serait-ce qu’une seule personne.
Merci d’exister.