Le couple
Article original par Maribel C. Pagan ; traduit par LAbare / Florïan Lorenzetta
Thèmes : asexualité, aromantisme, mort.
Première année
Le couple prit la fuite.
Non pas qu’iels s’aimaient. Au contraire, iels n’avaient apparemment pas d’attirance commune. Personne ne comprenait ce qui les avait unies’, pas même ces deux personnes.
C’est ce qui avait convaincu les deux familles de s’opposer à leur mariage. Ça, et l’idée qu’un couple pareil qui se connaissait à peine ne fonctionnerait pas. Et ainsi, le couple résolut le problème en prenant la fuite.
Très peu de temps après, le mari partit à la guerre. Cela ne dérangeait pas la femme. Elle préférait souvent être seule. Elle avait ainsi plus de liberté pour concrétiser ses rêves de trouver un travail.
Pas de mariage à quatre épingles. Pas de lune de miel.
Pas de première nuit ensemble.
Troisième année
Le mari revint au pays. Il avait été blessé au combat, comme le disait la lettre.
Elle s’occupa donc de lui. Lui fournit ce qu’il lui fallait : de quoi se soigner, se nourrir, tout cela. Elle s’assurait également qu’il était accompagné dans sa guérison, et l’aidait à réapprendre à marcher.
C’était la première fois qu’elle le tenait vraiment dans ses bras. C’était la première fois qu’elle se rendait vraiment compte qu’iels formaient un couple, marié et logeant sous le même toit. Il devait certainement ressentir la même chose.
L’année s’écoula rapidement. Lorsqu’il put se remettre à marcher, elle décida de partir seule et l’en informa. Elle irait missionner en Afrique. Il avait pu s’absenter ; à elle de saisir sa propre occasion.
Il accepta.
Ce n’est qu’à son départ qu’elle se rendit compte n’avoir toujours pas passé une seule nuit avec lui.
Septième année
Elle rentra au pays par bateau. Elle fut accueillie par un homme et un bouquet de fleurs.
Son mari.
Parce c’est ainsi qu’on faisait quand on était en couple. Le mari attendait la femme un bouquet de fleurs à la main. Surtout après un si long voyage.
Elle le rejoint, accepta le bouquet, et le prit dans ses bras. Depuis le jour de leur fuite, il n’y avait pas eu un seul baiser.
Et pourtant, il se confiait à elle, lui raconta les affaires de sa nouvelle maison d’édition. En retour, elle lui dépeignit sa vie de missionnaire : les nouveaux lieux qu’elle avait explorés, la nouvelle vie qu’elle s’était forgée, l’aventure qui la tenait à cœur. Elle n’avait peut-être pas autant fait connaître sa religion qu’on en attendait d’elle, mais elle avait été bien assez captivée par la couleur locale.
De retour à la maison, elle découvrit qu’il y avait maintenant un lit deux places. Plus de lits séparés. Elle en occupa une moitié, et lui l’autre.
Iels dormirent ensemble, sans coucher ensemble.
Quelques semaines après avoir commencé à s’habituer à ce partage, son mari finit par lui demander : « Tu es sûre que tu ne veux pas le faire ? »
Elle hocha la tête. « Certaine. »
Il respecta sa décision.
Un même lit, deux espaces séparés. Des épouxses vivant ensemble.
Mais ne couchant pas ensemble.
Des mois plus tard, une nuit venue, elle finit par se blottir contre lui. « On peut le faire ? »
Silence. Puis il hocha la tête. « Certainement. »
Iels finirent leur première nuit ensemble entrelacées’ dans leurs bras de Morphée.
Onzième année
Il leur semblait que leur première nuit ensemble serait leur dernière. Depuis, iels dormaient dans le même lit, mais ne couchaient pas ensemble.
La maison d’édition du mari prenait de l’ampleur, jusqu’à accueillir des milliers de clientes’ chaque jour. La femme reprit les études pour obtenir un nouveau diplôme. Iels avaient des journées si chargées qu’iels se voyaient rarement. Le dîner était l’un de leurs rares vrais moments de rencontre, les épouxses de chaque côté de la table à manger lentement leur repas. Puis c’était déjà l’heure de se coucher, de dormir ensemble sans coucher ensemble.
Il lui annonça alors qu’il devait faire un long voyage d’affaires à l’étranger. Il rentrerait bientôt, promit-il. Elle acquescia.
Il partit, une seconde fois.
Quinzième année
Elle découvrit qu’il s’était fait arrêter pour espionnage.
Elle ne sut comment réagir. Elle se renseigna simplement pour savoir si c’était vrai. La plupart des gens lui répondirent que non.
Il fallut des mois de bataille pour qu’il soit libéré et puisse rentrer. Elle eut alors la force de lui demander : « Est-ce que c’est vrai ? »
Il lui fallut quelques instants avant de hocher la tête.
Elle prit sa tête entre ses mains. Il lui sourit, les larmes aux yeux. Elle lui sourit en retour d’un air triste et compréhensif.
Vingtième année
Elle reçut un faire-part pour les funérailles de son père. Elle vint avec son mari. La prêtresse bénit la carcasse vide que son père avait laissée en héritage au monde. Elle et son mari saluèrent en retour.
Ce fut après les funérailles que sa mère vint leur demander : « Pourquoi est-ce que vous avez agi contre notre volonté ? »
« C’était à nous de faire ce choix, » répondit la femme.
« C’est votre bravade qui l’a tué. »
« Et comment ça ? répliqua le mari. On a choisi de se marier il y a vingt ans. S’il était mort à ce moment-là, ça serait plus crédible. »
La mère leur tourna les talons d’un air vexé, laissant la fille à ses propres pensées.
Vingt ans. Comment vingt ans avaient pu passer ainsi ? C’était donc ça, la vie de tous les couples mariés ? Est-ce que les autres avaient ce même sentiment d’étrangeté ? Vingt ans avaient passé, et pourtant elle ne savait toujours pas si elle aimait son mari. Ou même si lui l’aimait.
Iels rentrèrent main dans la main.
Comme s’iels vivaient le vrai amour.
N’était-ce qu’une illusion ?
Vingt-cinquième année
Il lui prépara un chic dîner pour l’occasion. Il se balançait d’un pied sur l’autre, l’air gêné, et lui dit : « Merci d’avoir été à mes côtés tout ce temps. »
Elle lui sourit en retour. « Merci à toi aussi. »
Iels mangèrent ensemble. Iels dormirent ensemble.
Iels couchèrent ensemble.
Vingt-neuvième année
Il avait un cancer.
Il ne lui restait plus très longtemps à vivre, d’après la médecienne, il fallait donc en profiter.
Leurs doigts s’entrelacèrent, leurs mains se mariaient, et la femme répondit : « Il sera bien accompagné. Il vivra une belle vie jusqu’à son dernier instant. »
Elle arrangea un dernier voyage pour elleux deux, cette fois-ci en Amérique du Sud.
Trentième année
Un an avait passé, et sa maladie s’aggrava peu après leur retour. Elle continuait à prendre soin de lui lorsqu’il souffrait.
Un jour, la situation empira. Le couple se retrouva à l’hôpital.
La médecienne déclara qu’il n’en avait plus pour longtemps.
Trente-et-unième année
Un jour, allongé dans son lit, il finit par lui poser la question qu’iels avaient en tête depuis toujours : « Est-ce que tu m’aimes ? »
Elle sourit et lui empoigna délicatement les mains. Elle lui répondit : « Je t’aime. » Un temps. Puis : « Mais pas de la manière dont tu te l’imagines. »
Elle vit un sourire affaibli se dessiner au coin de ses lèvres.
« Toi aussi, tu m’aimes ? »
Mais il ne répondit pas.
Ses paupières s’étaient refermées pour la dernière fois.